vendredi 5 octobre 2018

Et la jeunesse ? Wayfinder et le paradoxe temporel de la participation


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Comme dans la plupart des initiatives participatives visant à repenser les pratiques locales et les cadres de gouvernance des ressources naturelles, les activités de Wayfinder ont été principalement menées avec des adultes. Cela est plutôt logique car les acteurs en charge du système sont des adultes. Les acteurs de la gouvernance sont des adultes. Ce sont des adultes qui prennent les décisions quant à la conduite du bétail ou au calendrier agricole, le prix des marchandises,  et enfin ce sont les acteurs locaux adultes qui donnent la légitimité sociale à l'équipe Future Sahel. 
Il semble alors exister ici un paradoxe temporel de la participation, car nous interagissons avec les acteurs adultes aujourd'hui afin d'initier des changements et des dynamiques à long terme, dont les effets seront pleinement visibles, et perdureront dans  les  années  à  venir.  En  d’autres  termes,  nous  conduisons  un  travail  avec  les  adultes d’aujourd’hui sans consulter ceux de demain, qui auront pourtant peut-être à vivre avec les conséquences de notre initiative.
L’idée de consulter la jeunesse avait été évoquée lors de la préparation des premiers ateliers (groupes spécifiques), mais pour des raisons méthodologiques, nous avions choisi de ne pas faire de la jeunesse un groupe stratégique. Il nous semblait alors que dans le contexte socioculturel du Ferlo (et cela serait probablement tout aussi vrai en Europe), les "jeunes" n'auraient ni la crédibilité ni la légitimité sociale nécessaire à leur expression et à leur considération complète lors des ateliers. Pire, l'intégration "de force" de jeunes dans des discussions "d'adultes" aurait pu être perçu par ces derniers comme un manque de respect de notre part, un manque de considération de leur statut "d'aînés". Inquiétudes superflues? Peut-être, mais la qualité d'un processus participatif dépend de dynamiques sensibles, d'équilibres fragiles, et de l'anticipation perpétuelle de toute conséquence inattendue d'un choix méthodologique, même s'il repose sur un argument de bon sens. Ne trouvant pas de solution permettant d'éviter à coup sûr une situation du type "silence, les adultes parlent" ou "petit ne me manque pas de respect en critiquant ce que je dis", nous avions donc repoussé  l'intégration des jeunes dans l'aventure Wayfinder

Plusieurs mois plus tard, nous avons estimé que nous avions parcouru assez de chemin avec les adultes, et acquis assez de confiance pour pouvoir  "confronter" leur vision à celles de la jeunesse. Nous avons alors organisé une réunion de consultation avec une dizaine de jeunes vivants dans le département. Plutôt que de reproduire le protocole des premiers ateliers, nous avons opté pour une discussion structurée durant laquelle nous avons invité les jeunes présents à s’exprimer quant à leurs aspirations, leurs envies, leurs perspectives et leurs contraintes, et les confronter à celles exprimées par leurs aînés.
  

Aspirations exprimées  par le groupe de 11 jeunes (15-25 ans) du département de Ranérou-Ferlo

 Les aspirations exprimées par la jeunesse sont en accord avec celles exprimées par leurs ainés. On retrouve les aspirations sociales avec un souhait particulier de voir la jeunesse s’engager et se mobiliser plus pour le changement, les aspirations quant à un accès plus systématique à l’éducation  et  à  la  santé/hygiène,  et  l’évolution  des  systèmes  locaux  de  production  par  le développement des jardins et la diversification des activités. On retrouve enfin l’aspiration au désenclavement, à plus d’emplois, et à l’électrification plus systématique de la zone. 
Cet atelier aura permit de valider les choix des aspirations faits avec le groupe multi-acteur, et ont été présentés lors de la première réunion de restitution  qui s'est tenue à Ranerou quelques semaines plus tard, en Mars 2018.

 Après avoir donné leurs aspirations, les jeunes découvrent et discutent les aspirations prioritaires sélectionnées par leurs aînés




 

Février 2018 (suite) Mémoire du système: Comprendre le passé pour ne pas le reproduire



Le processus Wayfinder peut être considéré comme un exercice de modélisation d'anticipation (backcasting, Dreborg 1996) en ce sens que l'on s'attache d'abord à définir un objectif pour le futur puis on tente d'identifier le "chemin" pour l'atteindre. Cela s'opposerait aux approches de simulations/prévisions (forecasting) classiques où l'on commence par décrire avec précision le fonctionnement actuel du système étudié avant de simuler les évolutions potentielles en faisant varier tel ou tel facteur (e.g. climat, démographie, cadres légaux, pratiques, couverture végétale). 

Si notre démarche est fondamentalement ancrée dans le futur, elle n'exclue pour autant pas un regard vers le passé. Ainsi, après nous être focalisé sur le futur avec les aspirations et les contraintes, et le présent avec les modèles conceptuels, nous avons profité de notre présence à Ranérou pour organiser un second atelier avec le groupe de travail multi-acteurs...pour comprendre les évènements fondateurs de la zone, les traumatismes, ces éléments historiques qui ont construit l'identité actuelle du département. L’exercice choisit a été une frise temporelle (timeline). Les  12  membres  du  groupe  de  travail  se  sont  d’abord librement regroupés  par  groupes de 2  ou  3,  chaque binôme/trinôme  disposant  de  post-it  sur  lesquels  ils  devaient,  à  la  suite  d’une discussion/concertation, inscrire trois évènements marquants dans l’histoire du département. Les  post-it  ont  ensuite  été  arrangés  sous  forme  d’une  frise  temporelle,  et  chaque évènement  a  été  expliqué  par  le  groupe  l’ayant  proposé.  Les  conséquences  de  chaque évènement (positives  ou négatives) et  les adaptations engendrées ou  non, ont  été discutées collectivement.   

Frise temporelle élaborée avec le groupe de travail multi-acteur


Parmi les évènements cités par le groupe de travail, on retrouve à la fois des crises climatiques (sécheresse de1973 et 1985), des programmes nationaux liés à la santé (vaccination) ou au développement  de  la  zone  (Forages, route),  l’introduction  de  moyens  de  communication (téléphone filaire puis cellulaire), ou encore les différentes (re)classements de la zone. Il est aussi intéressant de noter que s’ils ont participé à forger l’état local du système, beaucoup de ces éléments marquants ne sont pas locaux, mais nationaux ou internationaux. 
Si  le  futur  n’est  pas  une  répétition  du  passé,  la  compréhension  des  adaptations  (ou  mal-adaptations) historiques nous éclairent quant aux faiblesses du système face aux pressions et aux crises diverses qui traversent le système. La compréhension de l’évolution de la capacité adaptative est une étape clé vers la création collective de stratégies de changement.

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Fevrier 2018, une nouvelle étape pour Wayfinder à Ranérou: construction d’une équipe de travail et négociation d’une vision partagée



Wayfinder  repose  sur  l’action  collective  de  l’ensemble  des  acteurs  d’un  système socioécologique  et  nécessite donc l’élaboration d’un cadre d’action commun, d’une compréhension  partagée  du  système.  Le premier  cycle  d’atelier  nous  avait  permis  de recueillir 46 aspirations et 46 contraintes/dilemmes, avec 6 groupes de travail différents, et ce deuxième cycle  d’ateliers avait comme objectif de construire collectivement  une vision du système unique avec laquelle nous pourrions continuer les étapes suivantes de Wayfinder.

Construction d’un groupe de travail multi-acteur

Après avoir convié 60 participants au premier cycle d’ateliers, il nous fallait créer une équipe réduite, un groupe de travail, avec lequel nous allions poursuivre les réflexions. Cette a été composé de deux représentants de chaque groupe stratégique. Le processus de « sélection » a pris plusieurs formes. Pour certains groupes, un référent avait été spontanément désigné lors du leur atelier par les participants eux-mêmes. Pour d’autres, nous avons-nous même choisi un participant clé, que nous avions trouvé particulièrement dynamique et pertinent, en prenant soin de respecter les règles et normes sociales locales. Chacun de ces représentants s’est alors vu confié la tâche de désigner un deuxième membre de son groupe. Au total, le groupe de travail multi-acteur est donc composé de 12 membres.

Le groupe de travail multi-acteur (lycée de Ranérou, Février 2018)

Négociation des aspirations prioritaires

Sur les 46 aspirations citées, deux seulement étaient partagées par les 6 groupes : un meilleur accès à la santé et à l’hygiène, et un meilleur accès  à  l’éducation.  Afin de poursuivre le processus Wayfinder, et arriver in fine à la construction collective d’un plan d’action stratégique pour un développement pertinent dans la zone, nous devions avons demandé au groupe de travail multi-acteur de sélectionner celles qui allaient devenir les aspirations prioritaires. Pour  cela,  nous  avons  organisé  les  44  autres  aspirations  en  6  listes thématiques, et chaque binôme représentants chaque groupe stratégique s’est vu confié la mission de choisir trois aspirations dans chaque liste, et de les hiérarchiser. Alliée à une discussion collective à l’énoncé des résultats, ce processus a permis l’identification de 21 aspirations prioritaires.


Les aspirations prioritaires retenues par le groupe multi-acteur


Construction d’un réseau « aspirations*contraintes »

Un des objectifs de Wayfinder est de mettre en évidence et de comprendre la complexité des systèmes socio-écologiques. Pour ce faire, les membres du groupe de travail ont été amenés  à construire un réseau « aspirations*contraintes ». Pour cela nous avons collectivement redéfinis une liste de contraintes relatives aux aspirations prioritaires choisies plus tôt, puis relié chaque contrainte citée au plus grand nombre possible d’aspirations. Nous avons également demandé aux membres du groupe de travail de mettre en évidence les interactions entre contraintes (amplifications/réduction), et entre les aspirations (amplifications/réduction). Les membres du groupe de travail ont alors listé 32 contraintes. Afin d’illustrer la notion de réseau aspirations*contraintes, les interactions complexes, et parfois paradoxales, nous avons représenté  ici  une  partie  du  réseau,  en  partant  d’une  aspiration  centrale,  la  bonne brousse :

Exemple de réseau "aspiration*contrainte"


Ces réseaux de contraintes et d’aspirations, complétée par des données existantes dans la littérature ou acquises dans d’autres volets du projet Future Sahel, permettront on l’espère de mettre en évidence des dynamiques complexes qui animent le système socioécologique du département de Ranérou-Ferlo, et d’identifier les variables motrices, les pièges (conséquence non désirée), et surtout les leviers potentiels de changement du système en vue de l’amélioration collective de la résilience.  


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lundi 14 mai 2018

Wayfinder rencontre la résèrve de Biosphère du Ferlo

En Février dernier, Christine Hervé, chercheuse dans l'Unité Mixte de Recherche CNRS/INRA 2594/441 et actuellement membre du Master Man and Biosphère de l'université de Toulouse, nous a accompagné à Ranérou pour une mission de terrain à la rencontre des acteurs locaux. Elle en a tiré cet article publié sur le site internet Mab-France:




Article MAB-France Wayfinder et la Réserve de Biosphère du Ferlo

Merci Christine pour ce témoignage!

L'équipe Future Sahel

mardi 9 janvier 2018

Lancement des premiers ateliers « Wayfinder » : Vers une amélioration collective de la résilience des systèmes socio-écologiques du Ferlo Sénégalais

Les 7 Piliers de l'amélioration de la résilience (Biggs et al 2014)



 Future Sahel et Wayfinder

Si le concept de résilience est aujourd’hui omniprésent dans le monde de la recherche et celui du développement, nombreux sont ceux qui en regrette le manque d’opérationnalité. La revue (re)think a récemment publié un article sur Wayfinder (ici), le dernier né des guides de resilience assessment développé au sein du programme GRAID1 et dont « Future Sahel » a la charge de conduire la première étude pilote. Wayfinder vise à accompagner l’amélioration concrète de la résilience des systèmes socioécologiques à travers des processus participatif itératif. En nous focalisant sur la Grande Muraille Verte (GMV) au Sénégal, nous nous sommes fixé comme objectif d’utiliser Wayfinder pour repenser collectivement la gestion et l’aménagement des systèmes socioécologiques du Ferlo, et faire de la GMV un vecteur d’amélioration de la résilience le long de son tracé. Lancée en Juillet 2017, cette étude pilote a d’abord connue une phase de préparation/fondation durant laquelle les membres de Future Sahel ont (1) décidé de commencer par un premier site dans le département de Ranérou, (2) centralisé les informations existantes quant aux dynamiques socioécologiques du Ferlo, (3) préparé l’ensemble des protocoles de terrain et (4) commencé à former deux comités de pilotages impliquant chercheurs et acteurs de la gouvernance locale (comité local à Ranérou), chercheurs et acteurs de la gouvernance Nationale (comité de réflexion à Dakar). 
 

Les comités. Le projet se structure autour d'un site d’implémentation (Département de Ranérou), et de deux comités. Le comité local est composé d'acteurs de la gouvernance locale, il facilite la conduite des phases de terrain et participe à l'analyse des résultats. Le groupe de réflexion est composé d'acteurs nationaux et co-pilote le projet. 

 Oui mais sur le terrain, comment ça marche ?

 
Entre le 12 et le 22 Novembre, une équipe composée d’Arthur Perrotton, Abdou Ka, Amadou Diallo et Deborah Goffner ont initié la deuxième phase du projet (« définition du système ») en organisant un premier cycle d’ateliers dans le département de Ranérou. avec l’objectif suivant : comprendre les aspirations et les contraintes des différents acteurs locaux, et comprendre comment ils se représentent le système socioécologique dans lequel ils vivent.
Ces ateliers ont étés pensés pour prendre en compte la complexité des rapports sociaux au sein du système dans lequel il intervient, et principalement le problème des rapports de force et des asymétries de pouvoir (Barnaud et al 2017). Avant de réunir l’ensemble des acteurs locaux dans des ateliers collectifs, nous avons donc décidé de commencer par créer des espaces de libre parole pour tous en approchant les acteurs par « groupes stratégiques » (O. de Sardan 1995). Ces groupes sont des agrégats sociaux, à géométrie variable, qui défendent des intérêts communs, en particulier par le biais de l'action sociale et politique. Dans notre cas, nous avons identifié les groupes stratégiques suivants en tentant de les faire homogènes quant à leur rapport à l’environnement et à leur pouvoir de décision concernant la gestion de l’environnement :

1. Acteurs locaux de la gouvernance
2. Acteurs institutionnels (non gouvernance)
3. « Exploitants » de la nature
4. Pasteurs Peuls
5. Groupements de femmes
6. Commerçants (Atelier prévu en Janvier)
7. Jeunesse (Atelier prévu en Janvier)

L’ensemble des ateliers ont été tenus en Pulaar (la langue majoritaire dans la région) et en Français, grâce à une co-facilitation par Abdou Ka (Sociologue à l’Université Cheikh Anta Diop), dont le Pulaar est la langue maternelle, et Arthur Perrotton (Modelisateur, CNRS). Au cours des ateliers, nous avons favorisé les discussion collectives et afin de pouvoir représenter l’ensemble des éléments abordés et énoncés par les participants au fur et à mesure et avoir un dialogue itératif et dynamique, et choisi d’utiliser un tableau blanc, des images pré-imprimées...et nos talents d’artistes ! 

Dans chaque atelier, les participants ont été amenés à donner leur définition du bien-être et d’un futur désirable, puis à lister les contraintes à prendre en compte et auxquelles il nous faudra collectivement répondre au cours des mois à venir. Dans un troisième temps, nous leur avons demandé de formaliser, sous forme d’un modèle conceptuel du système tel qu’ils le perçoivent, c’est à dire d’une version schématisée de la zone et de son fonctionnement. Ces modèles sont alors une articulation des acteurs, de leurs pratiques, et des ressources naturelles qu’ils utilisent.  


Et les résultat ?





Cinq des sept groupes ont étés consultés pendant cette mission. Nous disposons donc de 5 listes d’aspirations, 5 listes de contraintes et 5 modèles conceptuels. 
Comme les photos ci-dessous le montrent, certaines des aspirations sont redondantes entre les différents groupes identifiés (la santé, la nécessité de repenser un système scolaire mieux adapté au mode de vie pastoral), d'autres sont plus spécifiques (le besoin d'un lieu de partage pour les groupements de femmes).


Aspirations des Pasteurs Peuls

Contraintes des Pasteurs Peuls

Aspirations des Groupements de femmes
Contraintes des Groupements de femmes
Modèle conceptuel des Exploitants de la nature (récolteurs de gomme arabique, récolteurs de fruits...)

Les contraintes  sont parfois des éléments isolés, mais le plus souvent elles sont multifactorielles et s'articulent les unes avec les autres. Ainsi pour les pasteurs peuls, les problèmes de santé des troupeaux découlent du manque de vétérinaires, de la dispersion des villages qui rend l'accès aux services et  produits vétérinaires difficiles, et au coût élevé de ces derniers qui les poussent à s’approvisionner en Mauritanie malgré une qualité (supposée) moins bonne.
Les modèles conceptuels sont des représentations graphiques de la manière dont l'interlocuteur considéré (ou le groupe) se représente le fonctionnement du système socio-écologique dans lequel il vit. On y retrouve alors des éléments "humains" et "non-humains", des éléments "naturels" et "institutionnels", et surtout les liens entre ces différents éléments. L'illustration ci dessus montre le modèle conceptuel proposé par le groupe des "Exploitants de la nature".  L’intérêt de cet exercice est de matérialiser l'aspect systémique des interactions entre les hommes et leur milieu.
Une deuxième mission aura lieu en Janvier 2018 durant laquelle nous répéterons l’exercice avec les deux groupes stratégiques manquants. L’ensemble des résultats des 7 ateliers seront alors analysés afin de mettre en lumière les éléments partagés par les différents groupes, les éléments spécifiques et potentiellement les éléments de discorde. Ces résultats seront discutés lors d’ateliers multi acteurs en Février-Mars 2018.


 

1 « Guider pour la résilience dans l’anthropocène : investissement pour le développement » est un projet mondial basé au Resilience Centre de Stockholm et met en réseau les experts mondiaux afin d’améliorer et de diffuser l’utilisation du concept de résilience dans les sphères du développement. http://www.stockholmresilience.org/policy--practice/graid.html